Jean-Marie Cras

Date de Publication: 4 March 2009

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

Jean-Marie, pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis né le 2 juillet 1963 en Île de France, dans un département qui ne s’appelait pas encore le 93. Les problèmes y existaient déjà, les mêmes que maintenant, mais peut-être un peu moins forts. À dix-sept ans, j’ai commencé un apprentissage d’ébéniste. Mais je n’aimais pas être confiné toute la journée au même endroit, qui plus est dans un espace clos. J’avais besoin de bouger, marcher et rencontrer d’autres personnes.

Depuis quand pratiquez-vous la photographie ?

J’ai commencé une école de photographie en cours du soir en 1987, puis décroché un premier boulot deux ans plus tard, comme assistant photographe pour la brochure du rapport annuel de la Snecma.

Avez-vous une anecdote concernant vos débuts dans la photo ?

En 1989, je suis parti faire quelques images de carnavals en Europe: Venise, Dunkerque, Cologne… Je pensais ramener des clichés intéressants, mais n’ai en réalité fait que de mauvaises cartes postales. Mais un soir, Place Saint-Marc à Venise, alors que je passais devant le café Le Florian, fatigué après une journée de marche dans le froid, j’ai croisé le regard d’une femme dont le visage était dissimulé derrière un masque. Quelques années après, nous nous sommes mariés.

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

Qu’aimez-vous dans la photographie ?

La photographie est un prétexte à la rencontre avec autrui. Une excuse pour s’introduire dans des univers très différents, prendre son temps, parler. Être dans un village perdu au cœur de l’Afrique, avec des gens qui vous racontent leur vie quotidienne… Puis, une quinzaine de jours plus tard, photographier des banquiers exaltés… Le jeu consiste alors à organiser le « carré ». De presque rien - un amas informe de lignes et de masses - il s’agit de bâtir une image ; de mettre de l’ordre dans le désordre. Dans la photographie, la composition est primordiale. Le graphisme, les lignes, les courbes, j’essaie d’en jouer. Je pense que cela peut renforcer mon propos, ou en tout cas ma vision de la photographie. J’aime déambuler dans les rues de villes que je ne connais pas, m’arrêter à un endroit qui me semble intéressant, attendre la bonne personne pour un lieu précis. Depuis une dizaine d’années, je fais essentiellement des portraits posés de gens rencontrés au hasard de mes pérégrinations, dans différents pays. Même si mes photographies sont très construites, je laisse une certaine place à l’improvisation, à la poésie du moment.

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

Comment avez-vous découvert la photographie ?

Dans le métro parisien, un jour de 1985, je me suis approché très près d’un vieux monsieur qui portait une casquette. La perspective partait en s’élargissant comme avec un grand angle. Dans mon esprit, j’ai fait cette photographie virtuelle et elle est restée gravée dans ma mémoire. Auparavant je dessinais un peu. Mais je pense que ce sont mes envies de construire, de bâtir et d’aller vers les autres qui m’ont entraîné vers la photographie.

Avec quel type de matériel avez-vous débuté ?

Nikon fm 2 avec un 24mm ouverture 2,8 , que je regrette un peu maintenant tant ces boîtiers étaient simples d’utilisation et duraient longtemps, à l’inverse de ceux d’aujourd’hui.

Avec quel matériel travaillez-vous ?

Pour tous les portraits de rue j’utilise un vieux Rolleiflex, un Hasselblad avec un 80 mm et un SWC grand angle, plus un système d’éclairage qui m’est propre.
Pour les boulots « corporate », j’utilise un Nikon D700 avec zoom.

Quelques anecdotes sur les étapes de votre apprentissage ?

Lorsque j’ai débuté la photographie je faisais beaucoup d’assistanat: mode, nature morte, reportage. Lors d’une prise de vue de voiture qui était assez compliquée à éclairer, je me suis trompé en mettant les plaques d’immatriculations: l’avant à l’arrière et vice versa. La plaque arrière a toujours un petit décroché et s’est donc retrouvée à l’avant, je ne m’en suis aperçu qu’au moment de la livraison pour le client. Il a fallu faire énormément de retouches onéreuses, et à l’époque (1990) Photoshop n’en était qu’à ses balbutiements. Malgré tout j’ai touché à beaucoup d’aspects de la photographie, les différents formats, les natures mortes, le reportage et un tas d’autres choses qui m'ont permis par la suite de déterminer mes choix personnels.

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

Si vous deviez citer un photographe qui vous inspire particulièrement, qui serait-il ?

Évidemment j’ai une pléthore d’influences, mais les photographes qui je crois ont été et sont toujours déterminants à mes yeux sont Bill Brandt pour son élégance et ses cadrages et August Sanders pour sa rigueur et sa détermination toute Germanique à s’être tenu sa vie durant à une seule et même œuvre.

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

De manière plus générale, quel(s) type(s) de photos réalisez-vous ?

J’affectionne le portrait posé, format 6×6 éclairé, cadré, structuré, composé. Mais cela reste toujours du reportage, à l’instar des photographies snapshot, (instantanées). Chaque photographe doit se créer lui-même, s’exprimer à sa façon, jusqu’à trouver son propre style. Trop souvent, je vois des photographies qui se ressemblent alors qu’elles ont été faites par des photographes différents. Beaucoup de gens se copient les uns les autres sans avoir réellement d’inspiration.

Êtes-vous attiré par un autre type de photos ?

La photographie en générale m’intéresse. Tout dépend du regard du photographe. Un grand photographe de mode comme Guy Bourdin a innové et son travail reste toujours d’actualité. Il faisait déjà des photographies avant de se spécialiser dans la mode. Et quand j’observe ses couleurs saturées et son regard décalé, je pense à la musique de John Coltrane : lorsqu’on l’écoute on la trouve très actuelle. Certains photographes plasticiens ont une démarche novatrice, comme par exemple Philip Lorca-Dicorcia avec sa série sur Cuba. À chaque nouveau pays traversé, la question récurrente est de savoir comment les gens réagiront devant l’appareil photo. J’appréhendais un peu ce voyage, car toutes mes photographies sont très frontales ; rencontres au coin d’une rue, dans un café ou une station essence… Il m'arrive même de pousser la porte des gens et de rentrer chez eux… mais pour faire un cliché, il faut que la personne accepte. À partir d’un « oui », tout est possible, je peux alors marcher avec elle et la déplacer sur plusieurs centaines de mètres dans un paysage repéré au préalable, ( voir la photo « sang mêlé » ).

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

Connaissiez-vous les Etats-Unis avant ce voyage ?

La plupart de ces images ont été prises dans l’Arizona, l’Utah et le Nouveau Mexique, mais je n’avais jamais séjourné là-bas auparavant.

Le choix du Noir et Blanc est-il propre à cette série ou à l’ensemble de votre travail ?

Exception faite des commandes, dans tous mes voyages à l’étranger je photographie en noir et blanc.

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

Vos portraits présentent des hommes et femmes de tous horizons. Comment se sont déroulées ses rencontres ? Comment se sont-ils si bien prêtés au jeu de la photo ?

Je n’ai pas rencontré d’animosité ou réticence particulière, bien au contraire, et cela m’a même surpris. La photographie est un jeu de patience. Lorsque j’ai repéré un endroit qui me plait, j’attends que se présente la bonne personne ; je lui parle, elle accepte ou refuse. Je crois que les gens me font rapidement confiance. Et même si je ne sais pas systématiquement pourquoi, toujours est-il que je leur parle gentiment et m’intéresse à ce qu’ils sont. Percevoir l’âme d’un pays est je crois le but recherché.

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

Cette série donne l’impression d’un voyage, ou d’un « Road Trip » en dehors des sentiers battus, à la rencontre d’une Amérique différente de celle que l’on nous montre habituellement, à la rencontre des vrais américains. Comment avez-vous voyagé ? Votre parcours était-il fixé par avance ou avez-vous évolué au gré de vos rencontres ?

Je suis resté un mois à sillonner l’ouest Américain, région assez fascinante, on y rencontre des Mexicains, des indiens, des blancs… Une mixité propre aux États-Unis. Flagstaff, une petite ville toutefois assez étendue, m’a surpris. Elle est traversée par une ligne de chemin de fer sur laquelle, tous les quarts d’heure, passe un train de marchandises dans un vacarme assourdissant. D’un côté de la voie vivent les riches ; de l’autre habitent les pauvres. Les rails y figurent une incroyable mais réelle ligne de fracture, tranchante. J’ai arpenté les rues de Flagstaff à la recherche de visages et d’expressions de toutes sortes. Je ne planifie rien. Quand un lieu m’ennuie, j’en change, j’ai besoin de découvrir. Et dans ma quête un peu folle de visages aux expressions singulières, l’idée de déplacement me séduit.

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

Au cours de ce voyage, quelles ont été vos rencontres les plus marquantes ? Quelles expériences tirez-vous de ce travail ?

L’une des plus touchantes s'est produite à Oak Creek Canyon, en Arizona. Deux couples d’apaches plutôt obèses, de gros buveurs de bière, y étaient venus pour se baigner. Ils m’ont raconté leur vie dans la réserve, expliqué l’histoire de leur dialecte aujourd’hui devenu langue morte, et exposé les problèmes qu’ils rencontraient à l’université… Tout cela avec dans leurs yeux une persistante et indicible tristesse. À mon retour, je leur ai envoyé les photographies faites ce jour-là. Ils m’ont répondu chaleureusement en m’invitant dans leur réserve. Un jour j’irais les voir, c'est certain.

Que pensez-vous de la photographie d’aujourd’hui ?

L’arrivée et l’évolution du numérique dans la photographie a changé la donne. Tout le monde peut aujourd’hui photographier bien plus facilement qu’il y a vingt ans. Mais, en dépit d’une présence accrue de la photo dans des musées prestigieux, je ne suis pas convaincu que ce déferlement d’images nous offrira plus d’émotion et de beauté.

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

Si vous deviez choisir un seul de vos clichés, lequel serait-il ? Pourquoi ?

Dans cette série américaine, je préfère "five in flag staff." Elle incarne une Amérique déglinguée mais poétique. (voir première photo )

Quels sont vos projets photo pour l’avenir ?
Voyage au Benin, prochainement.

Autre chose ?
« Marche dans la beauté » proverbe Navajo

Jean-Marie Cras, Etats-Unis

Article par Tania Koller

Correspondances:

Gérard Uféras
Turjoy Chowdhury