Jean-Michel Riera
Mosquées de Paris est un projet en trois volets :
- Une exposition de photographie qui s’est déroulée à l’Institut des cultures d’Islam
- Un film documentaire de Jean-Michel Riera et Franck Hirsh produit par L5A3 PROD
- Et un livre où sont publiés les photos de l’exposition édité par Le passager clandestin.
L’équipe Fill-in a Interviewé Jean-Michel Riera. Ce photographe est à l’origine d’un pari assez fou : celui des « Mosquées de Paris ». Il s’agit d’un projet en trois volets. Le premier est une exposition de photographie qui a eu lieu à l’Institut des cultures d’Islam, exposition dans laquelle Jean-Michel Riera présentait 78 photographies en noir et blanc. Le second est un film documentaire conjointement réalisé par Jean-Michel RIERA et Franck HIRSCH et produit par L5A3 PROD. Et le troisième est un livre dans lequel sont publiées les photos de l’exposition, complétées par des textes de Thomas Deltombe.
“Dans l’ombre de la Grande Mosquée de Paris, on compte une soixantaine de mosquées et salles de prière qui répondent tant bien que mal aux besoins des musulmans parisiens. Comment fonctionnent-elles ? De quelle manière sont-elles financées et animées ? Quel rôle jouent-elles dans leur quartier ? Nous nous sommes attachés à apporter sur ces lieux un éclairage différent des représentations communes issues de distorsions médiatiques dont les ressorts sont le plus souvent la peur et le spectaculaire. Cette approche nous a ouvert les portes de lieux où les caméras sont rarement les bienvenues. De manière inédite pour certains, les responsables de ces mosquées ont accepté de nous recevoir pour répondre à nos questions.” Thomas Deltombe
Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?
J’ai débuté comme photographe de presse et toujours travaillé pour des magazines : Le Point, l’Événement du jeudi, Public, Libération, la Vie... Mon travail portait essentiellement sur des sujets sociaux : la drogue, les sans-papiers, les étrangers en France… Ensuite, comme pas mal de confrères confrontés à la déperdition de la photo de presse en général, je me suis tourné vers la télévision. Un film permet de faire de meilleures images. J’ai également moins de pression. Je suis sorti du circuit commercial et des contraintes qu’il implique. Et je me sens plus à l’aise aujourd’hui où je trouve mes images bien meilleures.
Pourquoi avoir choisi de travailler sur les mosquées de Paris ?
Je m’y suis intéressé parce que c’est un sujet médiatique avec tout ce que ça suppose de souffrance, de complot, de danger, de contraintes, et même d’exploits sportifs à la clef. En m’y impliquant, je me suis rendu compte à quel point cette démarche était difficile… Difficile de dire que ce que j’avais sous les yeux ne collait pas avec ce que je croyais en savoir. On prend vite conscience du niveau auquel on est soit même conditionné, formaté, voire intoxiqué.
Quel a été le point de départ du projet ?
L’extraordinaire se place toujours au-delà de ce que nous sommes habitués à voir. Mais il arrive parfois que le « scoop » attendu repose sur des choses bien plus simples que ce qu’on imaginait ou même fantasmait. Au départ et un peu comme tout le monde, j’avoue y être allé « la tête farcie d’Al Qaïda »… En réalité, j’y ai découvert des gens qui souffrent d’être tous vus comme des intégristes, des fondamentalistes, des étrangers gérant des lieux déclarés suspects… Bref, des gens dont on se méfie. Une méfiance infondée et abusive, mais qui profite pleinement à ceux dont il conviendrait de se méfier.
Comment avez-vous abordé le sujet ?
Nous nous étions mis d’accord sur un certain nombres de thématiques que nous voulions traiter : comment ça marche? (parce qu’en réalité, nous n’en savons rien). Qu’est-ce qu’un Imam ? Quels sont leurs problèmes concernant l’espace ? Quelle est la place de la mosquée dans un quartier, en tant que bâtiment, mais aussi de lieu public ? Quel est le rôle de la mosquée ? Comment tout cela est-il financé ? Quelles relations entretient-elle avec les pouvoirs publics ? En fait, nous avons d’emblée posés des questions sans liens au culte. Même si la religion est présente dans certaines photographies, nous ne nous y sommes intéressés qu’à partir du moment où elle déborde dans la rue. Nous aurions fait de même si notre travail avait porté sur toute autre confession. Certaines thématiques ont été validées. D’autres ont disparues en cours de route. Et de nouvelles se sont présentées à mesure que nous avancions dans notre histoire.
Aviez-vous regardé ce qui se faisait comme type de documentaire sur ce sujet dans les médias ?
Dans ce projet, j’ai travaillé avec Thomas Deltombe qui s’y est impliqué dès le début. En 2005, Thomas a écrit un livre sur l’Islam en France. Durant trois ans, il avait visionné trente ans d’archives de l’INA. Je me suis donc beaucoup basé sur ses énormes travaux, particulièrement exhaustifs en la matière. Il a très bien observé et analysé l’évolution du traitement des codes et de leurs places dans l’imaginaire collectif.
C’est aussi avec lui que vous avez fait le livre ? Comment vous avez travaillé ensemble ?
Thomas a écrit les textes du livre et de l’exposition. Nous avons travaillé chacun de notre côté. Quand je choisissais un thème en particulier, je lui demandais d’abord d’écrire dessus. L’objectif autant que l’intérêt était de ne pas générer une redondance indigeste « images/textes », mais plutôt de montrer que les choses avaient étés faites de concert.
Une autre manière d’observer et de voir …
Oui, une manière d’approcher les choses différemment. Le meilleur exemple est celui de ces gens qui prient derrière une barrière, dans la rue. Il est techniquement
compliqué de montrer autre chose que ce qui a déjà été fait. Pour le coup, certes ce n’est pas une photo nouvelle, si ce n’est que moi je les shootais en 6/6, un peu à l’ancienne, etc. Thomas m’a expliqué que la barrière avait fini par revêtir une signification liée à l’utilisation préventive qu’on en faisait : contenir la pression qui s’exerçait derrière et limiter le risque d’une hypothétique invasion. Quand il a vu ma photo, il se fichait royalement des aspects esthétiques ou informatifs ou autres… Il n’y voyait qu’un un symbole mis en place à un endroit donné, quelque chose qui faisait sens. Nous avons très rapidement réalisé que le code se défait ou se refait selon la fréquence à laquelle on l’utilise. Comme il est souvent dit, « le même mensonge répété mille fois devient vérité. Et à l’inverse, rien n’est acquis ». Si on nous montrait mille fois la photo de quelqu’un en train de rire tout en nous disant « ce type est atrocement malheureux », je pense qu’on comprendrait finalement ce code comme étant ce que l’on veut nous faire dire.
Comment vous avez travaillé par rapport aux prises de vues ?
En argentique. J’ai travaillé en trois formats : 6/6, 24/36 et en panoramique avec un vieux Yashica et un Holga. En fait, la technique ne m’intéresse plus du tout. Je veux dire par là que je n’ai jamais été ému par la finesse d’un grain. Au contraire, j’aime bien ce qui n’est pas très clair… Tout ce qui relève de la suggestion… Aujourd’hui, on est trop dans la recherche de l’ADN de la photo, en quête d’une précision ultime, chose qui ne m’intéresse pas du tout. Je préfère un truc complètement flou, spontané, mais où je ressens quelque chose.
Du coup vous aviez toujours tous vos appareils sur vous, et au moment où ça se présentait, vous pouviez décider de prendre la photo l’un plutôt que l’autre ?
En fait, je partais rarement travailler avec tous mes appareils. Sauf les jours où nous avons shooté les séquences de prières dans la rue. Ces jours-là, l’approche s’est avérée très difficile. Il a d’abord fallu négocier avec diplomatie. Sur 3000 personnes présentes, il y avait forcément des gens qui refusaient d’être pris en photo ; il était donc nécessaire de convenir au préalable du jour et de l’heure… Heureusement, les responsables de la mosquée gèrent tout ça très bien. De même pour le film. Sachant que je ne pourrais pas revenir dans les mêmes conditions de confort, j’ai donc shooté avec tout mon matériel sous la main. Le reste du temps, ma deadline n’étant pas figée, je pouvais choisir.
Vous preniez quand même des rendez-vous avec les gens ?
Oui et non. Les heures de rendez-vous, ils ne s’y tiennent pas. Et il arrive aussi qu’on s’y rende, mais que rien ne se passe. Par contre je prévenais toujours de ma venue, pour éviter d’éventuelles surprises.
Le temps est donc un élément indispensable au projet ?
Oui, et il en est passé beaucoup avant que je puisse entrer dans la mosquée pour faire les premières images. J’ai d’abord commencé à shooter à blanc pour qu’ils s’habituent à ma présence. La photographie est une chose agressive. Il est très dur de se fondre dans cette foule, mais à la longue, j‘ai su me faire oublier. Je ne sais pas comment opèrent certains confrères quand ils se baladent sur les boulevards, pour en rapporter cinquante portraits de gens qui ont accepté et signé en deux minutes.
Vous êtes-vous êtes attaché à certaines mosquées et/ou personnes en particulier ?
En général, s’écoulait environ trois mois entre la première prise de contact et le début d’une réalisation. Nous avons donc été obligés de nous fixer une limite. Parmi les choses qui m’importaient, était surtout celle de disposer d’un panorama des populations aussi exhaustif que possible : Africains, Nord Africains, Turcs… Chacune de ces populations a sa propre façon de pratiquer, rien n’est similaire ni monolithique...
Que pensaient-ils de ce thème : « le quotidien » ?
Au début, tous disaient : « Encore un qui va nous embrouiller… » Il y en a même qui m’ont plus tard avoué : « On t’a baladé pendant trois mois, mais t’es resté accroché… » Je suis un peu pitbull dans ma façon de travailler ; quand je plante les crocs, je ne lâche pas.
Ce projet a-t-il été difficile à défendre ? Quelles aides avez-vous reçues ?
Pour soumettre ce projet, nous avons saisi l’opportunité de la campagne d’information annonçant l’ouverture de l’institut des cultures d’Islam à Paris. Le ministère de la Culture et la mairie de Paris étaient en demande de projets. Il a été soutenu sur le fond comme sur la forme. Nous les remercions une nouvelle fois de nous avoir
accordé l’indépendance et l’autonomie nécessaires au projet ; c’était très courageux de la part de la ville de Paris, d’autant que ce sujet présentait un côté « casse-gueule ».
Que vous évoque ce slogan culte, « le poids des mots, le choc des photos » ?
Trois choses : la première me ramène à mon intérêt initial pour la photographie d’actualité. J’ai des souvenirs très précis d’images de Paris-Match, notamment d’une photo où l’on voit les athlètes israéliens lors des JO de 1972 à Munich. C’était lors du défilé d’inauguration où ils avaient cerclé les visages des victimes de la prise d’otage perpétrée par le groupe terroriste Septembre Noir. La seconde, dont j’ai aussi le souvenir exact, concerne des photos de la guerre du Vietnam prises par Larry Burrow au cours de la mission « Yankee Papa »… Celles d’un mitrailleur, pétrifié en découvrant que tous ses potes ont été tués à l’intérieur de l’hélicoptère… Paris-Match était mythique dans cette spécialité. Aujourd’hui, le fameux journal en question est malheureusement devenu un journal people comme les autres. Et maintenant, les rares fois où ses reporters assument vraiment le job, le journal se fait allumer. Comme dernièrement avec ces photos de Talibans vêtus des uniformes de soldats français qu’ils venaient de tuer. L’hebdomadaire s’est vu critiqué pour propagande pro-taliban ; un comble !... Personne ne s’est posé la question de ce qu’on y voyait ni de ce qu’elles signifiaient exactement… Cette histoire de « poids des mots » ne veut plus rien dire ! Il n’y a plus aucune réflexion derrière les images. Leur stratégie éditoriale s’inscrit dans l’air du temps, comme presque tout aujourd’hui.
Est-ce que le terme de passeur (dans le sens de « donner à voir autrement ») vous paraît plus approprié ? Que signifie pour vous l’engagement ?
Aujourd’hui, apporter un éclairage différent est indispensable. Quant à l’engagement, il est peut être encore plus nécessaire que jamais… Parce que jamais nous n’avons disposé d’autant de choix pour tout faire, alors que, paradoxalement, jamais nous n’avons aussi peu exercé ce pouvoir de choix. S’engager signifie faire les choses honnêtement, affranchi de toute considération mercantile.
Est-ce cela trouver l’interstice, où s’immiscer pour faire quelque chose ?
Exactement. Mais d’un autre côté, je doute que ce type de travail et d’approche puisse faire avancer les choses de manière significative. Il suffit de regarder la hiérarchie de l’information : c’est particulièrement édifiant. On disait déjà cela il y a trente ans, et ça va perdurer. Il suffit de ne pas avoir honte. Il faut être un peu égoïste et ne pas se soucier de ce que d’autres en penseront. Dès lors qu’on prend en considération le public, on se soumet à une logique de marketing…
Vous proposez trois espaces différents, le livre, le film, l’exposition. Quelles valeurs intrinsèques réunissent-ils ?
Même si je suis photographe, je n’ai jamais cru que mon art était capable de tout exprimer. Son vocabulaire n’est pas infini. Quand nous avons préparé cette exposition et formalisé ce livre, j’ai absolument tenu à ce qu’il y ait des textes et non de simples légendes. Nous ne voulions pas livrer les images sans texte, parce que la puissance des habitudes et la perversité des encodages sont trop fortes.
Pensez-vous que le texte protège quelque part la photo d’une mauvaise interprétation ?
Oui. Cela dit, ce n’est pas en termes de protection que j’avais conçu les choses, mais plutôt par souci d’honnêteté. On a tous besoin d’un décryptage. À mon sens, la photo ne se suffit pas à elle-même. Elle laisse passer une émotion supposée vierge de tout « encodage », ce qui n’est pas le cas. J‘étais donc là pour faire passer des informations, sachant que ces informations sont polluées par des décennies d’encodages visuelles et de commentaires clientélistes. Il n’était pas question de verser dans l’empathie ni de subir cet encodage dont je ne voulais pas, d’où l’ajout des textes. De la même manière, Thomas Deltombe s’est servi de mes photos pour « désencoder » ces textes précédents. Un réel échange de bons procédés… Je suis ravi d’avoir travaillé avec Thomas Deltombe, lui seul avait l’humour et le recul nécessaires. Ça a été un débat hyper violent, parce que le sujet est par nature casse-gueule. Et puis c’est la première fois qu’ils font une sorte de coming-out sur certaines problématiques qui les classent comme têtes de turcs institutionnelles, j’allais dire...(rire)
Si vous deviez nous raconter le moment le plus fort de cette aventure, quel serait-il ? Quelle a été la rencontre ou la scène la plus déterminante, pour vous ?
Le vernissage. Toutes les mosquées avec lesquelles nous avions travaillés avaient envoyé une délégation. Tous étaient endimanchés, ils avaient fait cet effort. Énormément de monde attendait. Deux minutes avant l’ouverture, j’étais encore en train de planter un clou… Quand les portes se sont ouvertes, les gens ont filés. Ce moment m’a à la fois surpris et ému. C’était pour certains la première fois qu’ils venaient voir une exposition. D'autres restaient devant la porte, ils n’osaient pas rentrer. J’étais obligé d’aller les chercher. C’est ça le vrai moment ! Parce que tout le reste, on s’en fout, ce n’est qu’un prétexte. Encore une fois, ce qui m’intéresse n’est pas de faire des petites photos ou des petits films, mais plutôt d’entendre certains responsables de mosquées me dire qu’ils vont s’appuyer sur ma démarche pour convaincre les réticents de leurs communautés à s’ouvrir. C’est dans des moments comme celui-là que notre travail prend du sens.
Oui, faire « changer » les choses de l’intérieur …
C’est bien plus important que prendre des photos, les montrer, les vendre, etc… Ces associations ne sont pas monolithiques, il y a des courants intérieurs, comme dans toute association humaine, tout simplement. Certains m’ont dit : « de toute façon, on a déjà tout dit sur nous… Comme tu ne nous as pas truandés, on va essayer d’en profiter. » Et ça, ça m’a touché plus que tout le reste. Les photos, je suis prêt à les brûler tout de suite s’ils transforment la mosquée en boîte de nuit, (rire).
Pourriez-vous nous faire partager un instant où une scène qui vous a captivé esthétiquement, visuellement ?
Ce n'était pas une photo, mais dans une vidéo. L’image qui m’a le plus séduit, est celle qui termine le film : la visite de la mosquée OMAR par des catholiques et des juifs. Il y a un petit buffet à côté duquel on voit une femme, une catholique avec son fichu sur la tête, parce qu’il fallait être couvert. Elle en train de manger des petits gâteaux avec à la main son petit panneau sur lequel est inscrit « la paix ». Un fidèle de la mosquée vient lui demander si tout va bien, puis s’assoit à côté, tout en maintenant une respectable distance, histoire que les hormones ne se mélangent pas, dès fois que…(rire). Ils regardent chacun de leur côté. Je les appelle les tourtereaux. C’est une image drôle et touchante… Et là on se dit : « il y a quand même encore du boulot! ».